Le moment merveilleux où ma mère veillait

La pluie tombe par cordes, trempe les pavés du pensionnat, fait ruisseler les feuilles des arbres à peine fleuris, efface les pas de l'homme qui s'éloigne, se protégeant la tête à l'aide de son imperméable noir. La tête brune du garçon le fixe au loin, au travers la vitre sur laquelle son souffle envoie une buée dense. Son visage a la finesse de celui d'une femme, ses yeux la douceur que seul le regard d'une mère aurait pu lui transmettre. Il lui ressemble à elle, il n'a rien pris de l'homme qui s'en va sans un regard en arrière ; ses nouveaux enfants l'attendent auprès du feu, il n'est venu ici que parce que l'école le lui a demandé. Qu'est-ce qui pousse un père à partir? La peur. La lâcheté. Gabriel est abandonné. Il a cessé de pleurer depuis longtemps, ses doigts glissent lentement sur la vitre glacée, il efface du bout de l'index l'image de son père qui repart dans sa voiture vers la vie qu'il s'est choisie. Le moteur démarre et les roues crissent sur les cailloux, fait demi-tour et s'enfonce dans la verdure qui borde le chemin. Gabriel sait qu'il ne perd rien, qu'il a déjà tout perdu depuis longtemps, mais un fil de fer harponne son cœur et le tire vers l'avant, comme pour le faire jaillir de sa poitrine. Le souffle coupé, il sent la peur et la haine monter en lui comme une vague déferlante, sans qu'il le contrôle, sa main à plat se referme en un poing et s'abat sur la vitre qui se brise. Le poing saigne. Le concierge accourt. Ses cris résonnent au loin, bien loin dans sa tête. Il aurait voulu ne pas comprendre. L'intelligence se paie de la folie, de la violence, du désespoir.

Maman disait qu'elle n'avait jamais vu un aussi beau petit garçon. Maman disait que Gabriel était l'ange tombé du ciel entre ses bras, pour son plus grand bonheur. Maman riait beaucoup quand Gabriel faisait l'idiot ou trouvait des traits d'esprit, et son rire éclatait dans l'air comme une bulle de cristal aux milles poussières étincelantes. Maman se fâchait, parfois, quand Gabriel désobéissait, elle criait et s'excusait ensuite en plongeant ses lèvres rouges dans ses cheveux aux reflets d'or. Maman disait que Gabriel était trop intelligent pour son âge, que Gabriel comprenait tout. Maman grondait Papa quand il refusait d'emmener Gabriel à la pêche avec lui – Papa ne l'y emmènera jamais. Maman se battait à l'épée de bois contre Gabriel, Maman gagnait souvent. Elle chantait des chansons de cabaret lors de leurs promenades en forêt, elle voulait adopter un chien. Maman disait que Gabriel était son trésor.

L'aube aux yeux gris sourit à la nuit boudeuse, Elle strie de raies de lumière les nuages de l'Orient, Et les ténèbres diaprées, chancelantes comme un ivrogne, Fuient le chemin du jour devant les roues du soleil.

Gabriel a fait un bouquet de fleurs pour Madeleine. Les rayons du soleil couchant donnent aux pétales violets des reflets améthystes, ses mains sentent l'herbe fraiche et les tiges des fleurs qu'il tient dans ses doigts caressent sa peau avec la douceur du velours. Maman disait que rien ne fait plus plaisir à une dame qu'un joli bouquet. Gabriel pousse le petit portail de fer qui sépare le pensionnat de la forêt, et marche vers les murs de pierre, fermant les yeux sous la lumière du jour qui s'éteint, dorant ses paupières d'une poudre brillante. Des bruits de pas accompagnés de cris l'obligent à rouvrir les yeux, pour apercevoir Guardino qui court vers lui, ses bottent martelant l'herbe douce sans faire attention, insensibles aux cris des bruits d'herbe qu'il écrase stupidement. Ses yeux lancent des éclairs et sa main se lève au-dessus de la tête de Gabriel, comme pour l'abattre. « Deux heures qu'on te cherche partout, petit con, qu'est-ce que tu fous, où est-ce que tu te crois nom de Dieu? Des fleurs, il va cueillir des fleurs pendant que tout le monde le cherche, ce con! » Les mains de Gabriel enserrent plus fort le bouquet qui pleure doucement. « Tu viens immédiatement dans le bureau du principal, ça va chier, je te préviens. »
L'horizon est immense, la prison infime. Les portes de l'avenir se referment chaque jour un peu plus, étreignant la lumière qui s'échappe du futur et inonde les yeux de l'enfant. Pendant que le principal parle d'obéissance aux règles et de discipline, les mains de l'enfant déchirent en millions de morceaux les pétales des fleurs, les éparpillent sur son pantalon, par terre, dans le bureau, et les pétales recouvrent le sol de bois verni, emplissent la pièce et étouffent les deux hommes, brisent les fenêtres et dégueulent jusqu'au sol où elles glissent et inondent l'internat, la forêt, roulent jusqu'à la mer, atteignent les montagnes, les pétales de fleurs épars se couchent sur le monde et le bercent dans bras aux odeurs de roses des bords de chemins.